Dans ma main, Barbie sourit, elle se demande comment elle va joindre les deux bouts après son divorce. Heureusement, elle a passé un diplôme de secrétaire médicale dans les années 80. Je regarde la maison rose en plastique à travers l’écran rectangulaire que mes doigts forment : pouce droit en l’air perpendiculaire à l’index ; au dessus, pouce gauche vers le bas, touchant l’index droit, perpendiculaire à son propre index, touchant le pouce droit, je fais un traveling de la cuisine à la chambre. Gros plan sur la vaisselle sale dans l’évier, glissement sur la fenêtre, le paysage de ma chambre, collines et pins, les oiseaux chantent pour la femme rompue.

- Shelly : C’est comme dans Les Nuits de La Pleine de Lune m’a dit mon ami. C’est une constante répétition. Tu penses à cet homme, tu te dis que les choses ne se passent pas comme tu le voudrais alors tu prends un thé avec un ami lointain pour nulle autre raison que la lune est pleine et te revoilà au début.

- Barbie regardant par la fenêtre, s’adresse à ses amants : Est-ce quelque chose dans l’air ? Je discute avec vous et les choses se dévoilent. Je n’ai pas besoin d’une cigarette ou d’une bière dans ma main, je suis fixée au sol, plus stable que jamais et je regarde dans vos yeux.
Brillent les yeux sombres au cinéma,
Brillent les yeux espiègles, le bras qui m’enlace
Brillent les yeux charmants, se détournent timidement

Brillent les yeux sombres, croissent, décroissent au rythme des phases de la lune.
Du lit, je regarde le ciel violet par la fenêtre. De temps en temps il se réveille et m’embrasse, me serre contre lui et se rendort. Il passe sa main dans mes cheveux en polychlorure de vinylidène. Mes yeux peints ne se ferment pas et voient la nuit défiler alors que je m’enroule dans ma couverture de cellophane, essayant tant bien que mal d’éviter de me brûler contre la marmite dans laquelle mijotent deux carottes, un navet et un morceau de viande tendre dans un bouillon. Dans le restaurant, sous les tables, autour de nous, certains se réveillent, se brossent les dents, jouent aux cartes tandis que d’autres commencent leur rituel pour s’endormir. Trois hommes entrent dans la pièce, ils assassinent mes voisins à coups de hache lentement, tendrement, sans un bruit et je cours me réfugier dans le couloir. La panique s’empare de moi, je veux me réveiller maintenant. Je décide de faire le test de la lampe mentionné dans Waking Life : pour vérifier s’il on est en train de rêver, essayer d’éteindre et allumer une lampe. Si l’on rêve, on ne contrôle pas l’éclairage. Elle s’éteint et s’allume normalement ! « Putain de film de merde ! »
On constate chez le dormeur à qui l’on a placé des electrodes près des yeux qu’à la différence du sommeil profond qui s’accompagne de mouvements oculaires lents et pendulaires, le sommeil paradoxal (sommeil à rêve) comporte, lui, des mouvements rapides et conjugués. William Dement, un pionnier de la recherche sur le sommeil aux États-Unis, est à l’origine d’études sur la corrélation entre ces mouvements oculaires et la narration dans laquelle se meut le rêveur. Il a ainsi découvert que l’électro-oculogramme d’un dormeur rêvant qu’il monte un escalier présente des mouvements des yeux réguliers vers le haut, comme s’il regardait les marches dont il rêve.
Je me réveille de mon film, frustrée d’avoir sept ans, de ne pas avoir une équipe de tournage, une caméra, des rails de traveling, du matériel d’éclairage pour raconter l’histoire de la tristesse de Barbie. Frustrée de constater qu’il est l’heure d’aller dîner avec des protagonistes que je n’ai pas choisis, d’écouter des dialogues qui m’ennuient, dans le même décor tous les jours de ma vie. Frustrée que les objets ne se déplacent pas quand je tends la main vers eux comme Matilda de Roald Dahl, que mes fantasmes, peu importe le soin que je leur apporte dans mes carnets, ne se réalisent pas, que mes désirs sexuels soient tabous jusqu’à ce que j’atteigne l’âge approprié, frustrée de ne pas avoir les mots pour traduire mes pensées, condamnées à rester au stade de billes d’énergie ineffable, circulant dans mes veines, alimentant une supernova dans mon ventre, frustrée de ne pas savoir chanter, de ne pas savoir jouer d’un instrument pour exprimer cette frustration. Frustrée de rêver seule.
Le département « Sleep Medecine » de Harvard a réalisé une série d’expériences sur des sujets humains afin de définir ce que nous mémorisons de la journée passée dans nos rêves. Parmi ces expériences, celle d’une simulation de ski. Le dormeur en devenir monte sur une plateforme connectée à un écran présentant un avatar qui descend des pistes de ski, lorsque la personne se penche à droite, à gauche, l’avatar reproduit le geste. 88% des participants voient des images claires du jeu en s’endormant, ils se voient descendre les pistes. Mais lorsqu’on les réveille plus loin, en sommeil paradoxal, ce ne sont plus des images du jeu qui apparaissent mais des éléments en lien indirect : un slalom en forêt, ils tombent d’une colline ou bien ils descendent, non pas en ski mais en voiture, ils roulent sur des routes de montagne. L’équipe de chercheurs en a déduit que la construction que nous faisons dans notre sommeil ne fonctionne pas comme un copier/coller de la journée vécue mais comme celle d’un artiste qui crée de nouvelles choses à partir de ce qui l’a influencé dans cette journée. Et ce, en courbe descendante : on présente majoritairement des éléments du jour même dans nos rêves, un peu moins de la veille, moins de la journée d’avant et ainsi de suite avec, curieusement, un pic de retour des souvenirs au septième jour.
Sur mon vélo, je regarde les nuages. Mon smartphone vibre pour m’annoncer que j’ai reçu un message sur Facebook. Fonction que j’ignorais possible jusqu’à présent. Ça, c’est inacceptable, sale téléphone de merde. Ça y est, Facebook vient me prendre par la main, m’extirpant de ma flânerie, pour me mettre la pression d’aller immédiatement lire un message qui me mettra lui même la pression de vite répondre puisqu’il indiquera « vu »
Vu, c’est ce que la maîtresse écrivait dans le cahier d’exercices quand on n’avait pas fait un très bon travail. Sinon elle écrivait Bien ou Très Bien.
Je baisse les yeux sur les passants, le paysage qui défile. Je regarde le film de la rue auquel le mouvement de mon vélo apporte une narration. Le café coloré était la première scène puisque je l’ai passé en premier, la femme aux yeux rieurs c’est la suite et l’épilogue m’attend là bas, au bout de la rue. Mais je perds le fil, emportée par mon scénario intérieur. Je rêve à ce qui aurait pu se passer hier si j’avais répondu ça au lieu de ça. Si je n’étais pas partie si tôt ou si j’étais partie plus tôt. Je regrette d’avoir dit les mauvaises choses au mauvais moment, d’avoir gâché une conversation, raté une occasion, blessé quelqu’un. Mon ami m’a dit que nous sommes les protagonistes d’une histoire déjà écrite. Il n’est rien que nous ne puissions faire qui pourrait rater ou réussir quoi que ce soit. Tout se déroulera exactement comme tout doit se dérouler.
Soudainement, je sens à nouveau mes mains sur le guidon, mes jambes qui pédalent. Je suis toujours là puisque mon corps est là.